vendredi 18 décembre 2015

132 - Je suis née en Allemagne

Voici une chanson doublement énigmatique, tant par ses couplets que son refrain. Ce n'est pas la description du cotillon trop long par derrière et trop court par devant qui pose problème. C'est toute la symbolique liée aux gants qui nous entraîne dans un univers de pouvoir et de séduction aujourd'hui peu compréhensible. Quand au refrain, présent dans la majorité des chansons sur ce thème, il pose question sur l'origine de cette fille d'Allemand.
La première apparition de cette chanson dans un recueil date du 16ème siècle, avec Jehan Chardavoine (1). Ce qui signifie que cette histoire est sans doute bien antérieure. Elle a traversé les siècles jusqu'à nous en conservant intacts certains détails mais sans qu'ils aient pour nous une signification évidente. Voyons cela de plus près.
Pour écouter la chanson et lire la suite


Cette chanson est assez répandue, particulièrement dans tout le quart nord ouest de la France, et a été recueillie plus fréquemment en Ille et Vilaine et en Mayenne. Celle ci a été collectée par Pierre Guillard aux confins du pays Nantais et du pays d''Ancenis ; Et, comme une majorité d'entre elles, utilise un refrain où il est question de la fille d'un allemand. D'une version à l'autre on trouve :
- je suis flamande allemande, fille d'un allemand
- je suis d'Allemagne, je parle allemand
- je suis née en Allemagne, fille d'un allemand
- je suis flamande de l'Allemagne...
Ce refrain n'est pas celui de la chanson publiée par Chardavoine :
Gaudinette, je vous aime tant
Cependant, vu la fréquence avec laquelle on le retrouve, on peut lui supposer une origine ancienne. Qu'après trois guerres contre un « ennemi héréditaire », des souvenirs douloureux dans une population où les termes de boche, chleu, fridolin... étaient couramment employés pour le désigner, on trouve encore tant de chansons qui proclament « je suis fille d'un allemand » prouve que les traditions ont la peau dure et la vie longue.
Nous avons cherché dans l'histoire de France un personnage qui pourrait être à la source de ce refrain. Sans aucune certitude à ce sujet, cette origine pourrait bien s'appliquer à la seconde épouse de François 1er, Éléonore d'Autriche, née à Louvain en Brabant flamand et sœur de Charles Quint, empereur « germanique ». Le mariage fut quasiment imposé par l'empereur au roi de France qui accepta l'épouse mais refusa obstinément de lui faire des enfants. Ceux de son premier mariage n'y étaient pas favorables pour des questions d'héritage. De plus, la cour du roi était fort bien garnie en maîtresses !
Bref, ce n'est donc pas là le sujet d'un cotillon qui raccourcit. Cela n'explique pas non plus pourquoi on aboutit à en faire une paire de gants. Toute une symbolique s'attache à cet accessoire vestimentaire, comme dans la chanson :
En passant la rivière, j'ai perdu mes gants,
le gant étant ici le symbole de la virginité. Selon les versions de la chanson, la fille fait présent des gants à son amant. On dérive parfois sur des couplets avec une formule existant dans une autre chanson type :
vous ne les porterez que trois fois par an
à Noël, à Pâques et à la Saint Jean
Ou bien c'est l'amant qui offre des gants à sa bien aimée. Ou encore les gants sont utilisés comme défense par la jeune fille :
Recevez un baiser de mes gants
attitude qu'on retrouve dans la version notée par Guéraud (2), où la fille est convoquée devant un juge :
C'est vous mademoiselle qui frappez les amants
Et pourquoi pas dit-elle quand ils sont insolents
Dans notre chanson de la semaine il n'y a pas eu ce genre d'anicroche et le résultat c'est que le père est en colère de voir sa fille enceinte. Pourtant il y a promesse de s'en occuper et de nourrir l'enfant jusqu'à ce qu'il soit grand.
Quand à la morale de l'histoire elle relativise tous les désagréments
Il fera comme son père...Il renvers’ra les filles dessous de beaux draps blancs
et contraste énormément avec la fin notée par Chardavoine :
Si la mère a fait faute, qu'en puis mais l'enfant
Ce n'est rien du votre ni de votre argent
C'est du mien ami qui au vert bois m'attend
Et pour moi endure la pluie et le vent
Et la grande froidure qui du ciel descend
Et pour lui j'endure la honte des gens
Pour finir notons que les versions québécoises, pour qui la fille de l'allemand n'a que peu de sens, ont adopté pour refrain :
j'aime mon petit flacon ma mère
quand y'a du rhum dedans, maman

Dastum 44 vous souhaite de bonne fêtes de fin d'année à toutes et à tous. A bientôt


Notes
1- « Recueil des plus belles et excellentes chansons en forme de voix de ville » de l'angevin Jehan Chardavoine, publié à Paris en 1576 - Mon père et ma mère, chanson n° 27 – recueil consultable sur Gallica, le site de la BnF.
2 – Guéraud ne dit pas d'où provient sa version, même s'il précise « cette ronde est populaire dans le département de l'Ille et vilaine »

interprète : Nolwen Le Dissez
source : Marguerite Delanoue de Saint-Mars-du-Désert (44) collectée en mai 1988 par Pierre Guillard
catalogue P. Coirault : Les gants faits de la rognure du cotillon (Sociales – N° 6219)
catalogue C. Laforte : La robe trop courte par derrière (1-L-03)


Je suis née en Allemagne

Nous étions trois filles, toutes trois de vingt ans, l’Allemand
Toutes trois de vingt ans
Nous avions un père qui nous aimait tant, l’Allemand
Car je suis née en Allemagne, fille d’un Allemand

Nous avions un père qui nous aimait tant, l’Allemand
Chacune nous fit faire
Chaque un jupon blanc, l’Allemand
Car je suis née en Allemagne…

Trop long par derrière, trop court par devant
J’y pris mes cisettes, j’en coupe un ruban
De ce beau ruban, j’en fis des gants blancs
Une paire pour moi et l’autre pour mon amant
Quand mon père ‘vu ça, il m’y batta tant
Frappez par derrière, épargnez le devant
Car en-d’sous ce beau ruban j’y porte un bel enfant
Celui qui l’a fait le nourrira sept ans
Au bout d’ces sept ans je l’nourrirai autant
Sept et sept font quatorze et l’enfant sera grand
Il fera comme son père un beau sous-lieutenant
Il renvers’ra les filles dessous de beaux draps blancs.


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